Jeudi 14 décembre 2023 à 16h15 à l’U.T.L.B.

Conférence à deux voix et orchestre : Claude Debussy et les arts

Par  Jean-Francois Larralde  et  Jacques Deschamps

Claude Debussy et les Arts :

Les origines des principales œuvres orchestrales de Debussy après «Pelléas et Mélisande, c’est-à-dire «La Mer» et les «Images» présentent de si nombreuses associations visuelles qu’il est possible de les envisager ensemble, sous le signe de trois peintres et une sculptrice particulièrement admirés de Claude Debussy : William Turner, Claude Monet, Katsushika Hokusai et Camille Claudel.
« J’aime presque autant les images que la musique », confiait Debussy à  son jeune confrère Edgard Varèse, dans une lettre de 1911.Rarement un musicien aura été aussi « visuel »que l’auteur des « Estampes pour piano «, aussi réceptif à la beauté plastique d’un graphisme, aux vibrations sensuelles de touches colorées, au point d’exiger de son éditeur qu’il illustre la partition de « La Mer » d’un bois gravé inspiré de « La Grande Vague à Kanagawa » de K.Hokusai, car l’image reproduite sur la couverture ne montre que la courbure de l’énorme lame qui se brise en motifs stylisés d’embruns et d’écumes. Il s’agit d’une copie due à quelque artiste contemporain inconnu, qui n’est fidèle ni à la forme d’ensemble, ni au détail de la gravure de Hokusai.
La première audition de « La Mer », le 15 octobre 1905, aux Concerts Lamoureux, coïncide avec le Salon d’Automne parisien et le succès de scandale des peintres fauves : Matisse, Derain, Van Dongen, Rouault et Friesz. Ces peintres n’attirent pas spécialement Debussy. C’est pourtant peut-être à cause du puissant impact de cette exposition que l’auteur anonyme de la notice présentant « La Mer » aux Concerts Lamoureux met en parallèle la technique d’orchestration de Debussy et l’utilisation par les peintres fauves de couleurs brutes plus frappantes que celles des peintres impressionnistes : « Les effets orchestraux de « La Mer »,
affirme-t-il, sont dus à « une palette sonore et à d’habiles coups de pinceau destinés à exprimer par des gradations de rares et brillantes couleurs, les jeux de lumière et d’ombre ainsi que le clair-obscur du paysage éternellement changeant. »
Précédemment, Claude Debussy a comparé sa méthode de travail à celle de certains peintres.
Peu de temps après la première audition de « La Mer », le compositeur semble avoir soutenu que la musique était capable d’exprimer les théories impressionnistes plus complètement que la peinture.
Le 25 février 1906, le musicien écrit à son beau-fils Raoul  : « La musique a ceci de supérieur à la peinture qu’elle peut réunir toutes sortes de variations de couleur et de lumière, un point dont on ne parle pas souvent bien qu’il saute aux yeux. » Claude Debussy pense aux expériences faites par Claude Monet à la fin de son parcours où des séries d’étangs, de cathédrales et de meules de foin, peintes à différentes heures du jour étaient destinées à illustrer les jeux changeants de la lumière sur la forme.
Mais Debussy fait observer qu’entre l’art du peintre et celui du compositeur, il y a une différence. Alors qu’un tableau ne peut rendre les jeux de lumière que d’une manière statique-d’où les séries de toiles peintes par Monet, montrant différentes intensités lumineuses-, la musique, art continu, fluide, peut combiner tous ces effets.
Bien que lumière et couleur soient normalement des thèmes métaphoriques en musique, « La Mer » présente nettement l’équivalent sonore de symboles picturaux et Debussy sous-entend qu’une telle œuvre est capable d’exprimer la nature fugace de ces symboles de façon plus adéquate que la peinture, étant donné que la musique existe non dans l’espace mais dans le temps. Cette vision de « La Mer », en fonction de la peinture contemporaine, est suggérée par une tendance nouvelle de la critique d’art.
Dans son essai sur Delacroix, Charles Baudelaire a déclaré non sans quelque hésitation : «L’art du coloriste est évidemment lié à certains égards aux mathématiques et à la musique. »« la Mer » est à coup sûr la première grande œuvre impressionniste en musique, pourtant, ses idées sous-jacentes et sa gamme d’expression sont plus étroitement liées à William Turner, le précurseur de l’impressionnisme, qu’aux peintres  impressionnistes eux-mêmes.On sait que le terme «  impressionnisme » vient du tableau de Monet: «Impression, soleil levant » peint au Havre en 1872 où l’eau et le ciel se fondent imperceptiblement l’un dans l’autre, créant une « impression » sans forme de ces éléments qui enveloppent le soleil levant. Dans son livre sur Monet, Camille Mauclair écrit à propos de la théorie de l’impressionnisme: « Toutes choses sont enveloppées et colorées par l’atmosphère solaire. Un tableau est donc non la représentation des objets, mais celle de l’atmosphère où ces objets sont immergés…. » La théorie correspondante en musique met en question la tonalité fixe.Toutefois l’usage fréquent par Debussy du mot « couleur » en musique (« la musique est de couleurs », une fois la couleur admise ») s’applique non pas à la tonalité mais au climat affectif de l’œuvre. Des œuvres de Monet et de Renoir sont des tableaux de ce type. Dans chacune de ces œuvres, la technique impressionniste permet une exploration hardie de l’état de rêverie: « Voiliers à Argenteuil » de Monet et « La Seine à Argenteuil » de Renoir sont d’autres œuvres sur l’eau plus extraverties et dans des tons plus vifs.

Les pièces sur l’eau de Debussy qui restituent l’esprit de ces tableaux impressionnistes sont notamment:
« En bateau »(1889)
« Sirènes »(1899)
« Reflets dans l’eau »(1905)
« Voiles »(1910)
« La Cathédrale engloutie »(1910).
Une trentaine de toiles de Claude Monet sur la façade ouest de la cathédrale de Rouen firent sensation lorsqu’elles furent exposées à Paris en 1895. Les contours brouillés de beaucoup d’entre elles, en particulier, celle qui s’intitule « Symphonie en gris » font à la fois un effet musical et un effet d’eau très évocateurs de « La Cathédrale engloutie ».
Bien d’autres pièces de Debussy, dont « Pelléas et Mélisande » s’inspirent d’images liées aux profondeurs insondables de l’eau ou aux reflets dans l’eau.

Jean-Francois Larralde